Auteur/autrice : Paul Cailly

  • Question de mise au point: rétrospective Gerhard Richter à la Fondation Louis Vuitton

    Entre mémoire collective et souvenirs personnels, la rétrospective Gerhard Richter à la Fondation Louis Vuitton explore les zones grises de la peinture et du temps.

    Gerhard Richter dans son atelier. Photo prise par Paul Cailly, © Gerhard Richter / Fondation Louis Vuitton, utilisée à titre illustratif et critique.

    « Gerhard Richter vit et travaille à Cologne. »

    Voici les mots qui achèvent la rétrospective consacrée au peintre allemand donnée à la Fondation Louis Vuitton. Après David Hockney la saison dernière, l’on a donné les clés à Richter pour retracer quasi complètement soixante ans d’une longue carrière au cours de laquelle il a pu expérimenter une large partie des genres picturaux, du réalisme au portrait, en passant par la nature morte et le paysage, pour arriver à l’abstraction. Ayant abandonné la peinture en 2022 pour ne plus se consacrer qu’au dessin, Gerhard Richter est l’un des derniers maîtres de l’art contemporain.

    Voilà. Pour la suite, référez-vous au dossier de presse ou au Connaissance des Arts le plus proche. C’est toujours un parcours d’arriver à la Fondation, soit par la ligne 1 et l’arrêt Sablons, soit par la Porte Dauphine et le bois de Boulogne. Il faut marcher, qu’il fasse beau ou qu’il pleuve. Les arbres bordent immuablement la route, se fichant des saisons et du temps qui passe. Cela vous met dans un certain état d’esprit, requis à la contemplation.

    La carrière de Gerhard Richter est détaillée chronologiquement sur les quatre niveaux du bâtiment. L’on commence avec ses peintures photographiques, on passe sur ses portraits, ses natures mortes et ses paysages, puis sur ses installations artistiques pour finalement arriver à l’abstraction. Ce cheminement progressif n’a jamais empêché le peintre de revenir en arrière comme bon lui semblait : l’œuvre de Richter est à appréhender dans sa complémentarité interstyles. Né alors qu’Hitler arrive au pouvoir, Richter a pris de plein fouet cette période trouble de l’histoire allemande, ainsi que le désordre qui a suivi. Par le biais du rideau de fer, le voilà à présent résident de la nouvelle République démocratique allemande, sous la coupe des Soviétiques. L’ouverture sur l’Ouest provoquée en lui par ses voyages le pousse à fuir vers la RFA avec son épouse d’alors, Ema. Marqué toute sa vie par ce départ, il n’emporte que quelques photos de famille avec lui, laissant toute sa vie derrière.

    C’est elles qu’il commence par représenter, en les floutant délibérément, donnant l’impression du souvenir qui s’efface peu à peu. On voit son oncle Rudi, arborant fièrement son uniforme de la Wehrmacht, sa tante Marianne, qui le tient tendrement dans ses bras, son père, à la coiffure étrange, portant sur ses genoux un chien. Autant de souvenirs qui n’existent que dans sa tête et son album de photos, autant de personnages aux destinées funestes : Rudi sera parmi les premiers tués de la Seconde Guerre mondiale, Marianne vite internée par les nazis à cause de ses troubles mentaux avant d’être exécutée. Quant à son père, Richter n’en a jamais été très proche — un nouveau fantôme peuplant sa mémoire.

    Ces photogrammes du passé, hantés par le spectre du nazisme et le déracinement, font naître en vous cette indicible mélancolie, celle du passé révolu, des souvenirs sépia et des ancêtres que l’on ne connaîtra jamais. Si ces gens n’étaient pas peints, flous comme ils le sont certainement dans la mémoire de Richter, le monde entier les aurait depuis longtemps oubliés. C’est un rappel étrange à notre destinée commune, accentué par la monochromie de la peinture de l’artiste.

    L’épilogue de ce moment réside dans ce grand nu de sa femme Ema descendant les escaliers, noyée dans une couleur largement évasée qui permet malgré tout de distinguer ses formes et sa féminité, comme le rappel d’un désir passé.

    Suivant le fil de l’oubli, une réflexion s’impose. Gerhard Richter semble le peintre du passé différé. C’est une œuvre assez morose, contrastant totalement avec les couleurs et l’espoir de David Hockney. Ses travaux abstraits dénotent eux aussi une torture camouflée. Richter semble un homme bien seul, hanté par les souvenirs, les siens et ceux des autres. Sa série monumentale consacrée à la Shoah, achevant la rétrospective, nous donne à voir le point de vue d’un Allemand s’attaquant avec beaucoup de recul au pire traumatisme de son pays, au boulet que celui-ci continue de porter. De la souffrance, des stries de terreur rouges portées sur un gris anthracite violacé, mais sans concession : simplement, la barbarie, bien loin d’un symbolisme qui aurait été moins parlant.

    Mais l’œuvre de Gerhard Richter ne se résume pas à cela. En témoignent certains éclats comme ce portrait de sa fille Babette, simplement intitulé Betty (1977). Ici, Richter renonce au flou et montre le jeune visage comme saisi par l’on ne sait quoi. Cette œuvre est le summum de la rétrospective, dénotant une paix que l’on voit peu chez le peintre allemand, de même que les portraits de Sabine Moritz, aspirée dans sa lecture.

     

    Photo de l’oeuvre Betty par Paul Cailly, © Gerhard Richter / Fondation Louis Vuitton, utilisée à titre illustratif et critique.

    Le recul chez Richter est un autre paramètre important. Traiter de sujets graves et contemporains ne le rebute pas, mais le peintre n’est pas amateur d’agit-prop pour autant. Représenter le 11 septembre 2001 en 2005 ou les suicidés de Baden-Baden dix ans après permet de passer outre le sensationnel pour se concentrer sur le moment en tant que tel et sur ses représentations. Son traitement du flou ancre cependant toujours ses œuvres dans un certain passé personnel, comme si l’on voyait les choses à travers le prisme des souvenirs du peintre.

    C’est comme un voyage dans les Halles de l’Oubli. On ressort de là d’étrange humeur, ni morose ni mélancolique. Que c’est bizarre d’admirer ces photos de famille, de voir ces gens que sinon l’on ne verrait jamais. C’est pourtant une question fondamentale : l’Art grave dans le marbre ce qui est par essence temporel — Richter nous le rappelle utilement. C’est le récit d’un exilé, hanté par bien des choses mais gardant toujours ce masque, s’effaçant au profit de son œuvre. Impossible donc de considérer Richter comme un pur torturé, bien que certains pans de son œuvre abstraite puissent permettre d’en douter.

    Finalement, ce sont les travaux sonores de The Caretaker qui s’imposent. L’artiste a développé en six albums la décomposition de la perception des sons chez quelqu’un atteint de la maladie d’Alzheimer. Des échos mémoriels sonores là où ceux de Richter sont picturaux. Peindre pour vivre et continuer, ou pour ne pas oublier ?

    Question de mise au point.

    Rétrospective Gerhard Richter à la Fondation Louis Vuitton, du 17 octobre 2025 au 2 mars 2026.